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12 décembre 2008 :
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-- entre fantasmes et nostalgies

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Un hôtel d’Ancien Régime

À la mort du Roi-Soleil en 1715, le petit Louis XV était trop jeune pour gouverner et son oncle, Philippe, duc d’Orléans, prit la direction des affaires. Sa première décision fut de quitter Versailles et d’imposer le retour du gouvernement à Paris, ce qui entraîna par la même occasion celui de toute la Cour. C’est dans ce contexte qu’Henri-Louis de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, colonel-général de la Cavalerie, se fit bâtir un hôtel splendide dans un quartier qui n’en était pas encore un.

Le futur faubourg Saint-Honoré n’était qu’un marais situé à l’ouest et en dehors de la ville, au milieu d’une campagne verdoyante traversée par le chemin menant au village du Roule et, au-delà, conduisant en Normandie. C’est d’ailleurs celui qu’emprunte à cette même époque Manon Lescaut, l'héroïne de l'abbé Prévost dans son célèbre roman de 1731, pour aller rejoindre son amant, le chevalier des Grieux, et rallier Le Havre puis… l'Amérique.

L’avantage considérable que présentait le terrain acquis par le comte était essentiellement spéculatif et nombre de nobles et riches bourgeois commençaient à faire bâtir de luxueux hôtels dans ce secteur susceptible, à terme, de faire pendant, sur la rive droite de la Seine, au « noble faubourg » Saint-Germain de la rive gauche [→ Les hôtels parisiens, ou la noblesse en représentation]. Le lot d’une dizaine d’hectares fut donc acheté en juillet 1718 à l’architecte Armand-Claude Mollet, qui ne consentit à le vendre qu’à la condition qu’il fût désigné architecte de la future bâtisse, un chantage courant à l’époque. En quelques mois, l’hôtel du comte d’Évreux s’éleva entre une cour, au nord, ouverte sur le faubourg Saint-Honoré par une imposante porte cochère en pierre de taille, et un jardin, au sud ensoleillé, dont les ifs allaient se mêler à ceux des Champs-Élysées [→ Un hôtel d’Évreux atypique].

 

Henri-Louis de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, par Hyacinthe Rigaud.
New York Metropolitan Museum of Art, © M.E.T.

Un premier grand bal d’inauguration y fut donné en l’honneur du Régent le 14 décembre 1720, alors même que seules les principales pièces d’apparat du rez-de-chaussée étaient terminées car le comte était pingre. Il fut cependant récompensé par l’octroi de surfaces supplémentaires pour agrandir son jardin, une extension qui devait donner naissance à la « demi-lune » que nous connaissons au fond du parc, que l’actuelle avenue Gabriel doit contourner selon une courbe. Durant les années qui suivirent, Évreux engagea une seconde campagne de décoration des salons, jouant des boiseries, trumeaux, fleurons, cheminées, corniches, rosaces, dessus-de-porte et rinceaux dans le plus subtil raffinement de ce qui deviendra le style Louis XV. C’est le sculpteur du duc d’Orléans, Michel II Lange, qui opéra alors, avant que d’aller offrir ses services au décor de l’hôtel de Matignon en 1726. Car les chantiers ne manquaient pas à cette époque et rivalisaient de prestige et d’apparat, comme celui commandé par la duchesse douairière de Bourbon en 1722, non loin de là mais de l’autre côté de la Seine, donnant naissance au Palais-Bourbon, lequel devait plus tard être reconverti en Assemblée nationale.

Faisant figure de pionnier dans le faubourg Saint-Honoré, Évreux fut rejoint par sa sœur, la princesse de Montbazon, veuve de François-Armand de Rohan, par Blouin, le gouverneur de Versailles, par Lefort, qui louait au marquis de Feuquières, par Saint-Amaranthe, par les d'Aguesseau avec trois hôtels dont un loué au marquis de Mailly, par le duc de Duras, par le président de Montigny, par le duc de Charost, par l'académicien La Faye, et bien d’autres encore. En tout, une quinzaine d'hôtels furent bâtis sous la Régence, en chapelet le long de cette artère que René Héron de Villefosse qualifie poétiquement de « Rivière enchantée », où « belles demeures et noms sonores s’assemblent comme un congrès d’hirondelles avant le départ de l’automne » (La Rivière enchantée, Paris, Bernard Klein, 1951, p. 35). Plus tard, ces bâtisses deviendront ambassades du Japon, de Russie, de Grande-Bretagne ou des États-Unis, tandis que l’hôtel de Beauvau accueillera le ministère de l’Algérie et des Colonies, en 1859, puis de celui de l’Intérieur à partir de 1861.

 

L’hôtel d’Évreux sur le plan de Turgot (1734-1739).
Archives nationales

À la mort du comte d’Évreux en 1753, qui établissait ici un record jamais battu par la suite de trente et un ans de résidence, l’hôtel trouva acquéreur en la personne de Jeanne-Antoinette Poisson, plus connue sous son titre de marquise de Pompadour. La favorite de Louis XV était d’ailleurs devenue duchesse un an plus tôt, soit à peu près en même temps que simple « amie nécessaire » (comprendre ex-maîtresse) du roi — pour reprendre l’expression de Barbier. Cette nouvelle résidence lui offrait l’opportunité d’être à la fois proche de sa fille bien-aimée, Alexandrine, alors au couvent de l’Assomption dans la rue Saint-Honoré voisine, et juste en bordure extérieure de la ville, tant elle se méfiait des Parisiens qui, eux, la détestaient.

La marquise de Pompadour, par François Boucher.
Musée du Louvre, © R.M.N.

Ayant d’abord envisagé de faire abattre l’hôtel pour le rebâtir plus à son goût, elle se contenta finalement d’en revoir la décoration à grands frais. Son frère, Abel, marquis de Marigny et directeur général des bâtiments du roi, y donnait parfois de fort belles réceptions mais elle-même y habita peu. En 1764, son testament stipulait qu’elle léguait son hôtel à Louis XV, lequel accepta et en fit la résidence des ambassadeurs extraordinaires, dans cet ancien marais devenu quartier d’habitations où les potagers maraîchers s’étaient transformés en jardins à la française et le vieux chemin champêtre du Roule en un faubourg Saint-Honoré. Mais aucun ambassadeur n’y vint à cette période et l’hôtel servit quelque temps de Garde-Meuble royal dans l’attente de l’achèvement de celui en construction sur la nouvelle place Louis-XV (actuelle place de la Concorde). Il fut ensuite vendu par la Couronne à un banquier, Nicolas Beaujon, en 1773.

Celui-ci, grand amateur d’art et mécène, fit réaménager et agrandir quelque peu les espaces et revoir la décoration au goût de ce que nous connaissons comme le style Louis XVI, le tout sous la direction de son architecte, Étienne-Louis Boullée. Ce grand bourgeois vivait luxueusement et généreusement, recevant beaucoup et bien. Son éblouissante collection de peintures, issues de toutes les écoles d’Europe, trouva place dans ses appartements, tandis qu’il installa — c’était une première dans l’histoire de cet édifice — les bureaux de sa banque dans quelques-uns des bâtiments bordant la cour d’honneur. Le jardin et ses pièces d’eau, jugés trop de perspective, devinrent plus savamment désordonnés, ou d’un désordre sophistiqué à l’anglaise. Dernière réussite de l’homme d’affaires : juste avant de mourir, en 1786, Beaujon parvint à vendre son hôtel à Louis XVI… qui n’en avait nul besoin.

Le roi envisagea dans un premier temps de rendre à l’hôtel son affectation de résidence d’hôtes de qualité, mais il dut rapidement céder aux insistances de sa cousine, la duchesse de Bourbon, Louise-Bathilde d’Orléans, qui tenait à lui racheter. C’est ainsi que l’hôtel « d’Évreux », puis « Beaujon », devint princier en prenant le nom d’hôtel de Bourbon. Après de nouveaux travaux, la princesse put recevoir des libéraux et des illuminés, des illuministes aussi et des ésotéristes, ou encore des occultistes et des fanatiques enflammés, toutes sortes d’originaux dont le moins connu n’est pas Louis-Claude de Saint-Martin, le célèbre « philosophe inconnu » de la théosophie paramaçonnique. L’époque était au bouillonnement d’idées dont jaillit la Révolution.

La tourmente révolutionnaire en fait un bien national

Malgré ses relations choisies et son adhésion aux premiers élans révolutionnaires, la duchesse fut arrêtée en 1793 et, après l’exécution de son frère (qui était devenu Philippe Égalité), écrivit à la Convention pour faire don à l’État de tous ses biens, « avec l’espoir qu’on les pourrait spécialement attribuer aux veuves et aux orphelins des défenseurs de la patrie ». Mais le Comité de Salut public n’avait pas attendu son offre généreuse pour réquisitionner l’hôtel de Bourbon et y installer, un temps, l’Imprimerie nationale et ses lourdes machines d’où sortaient notamment le Bulletin des lois, puis y stocker et vendre le mobilier des émigrés et condamnés. Les jardins s’ouvrirent au public.

La chute de Robespierre et l’avènement du Directoire sauvèrent la tête de celle qui se faisait appeler la citoyenne Vérité, laquelle put regagner son hôtel en 1795, sans moyens toutefois pour en assurer l’entretien. Conservant l’usage du premier étage et du jardin, elle loua le rez-de-chaussée à un couple de bourgeois négociants flamands, les Hovyn, qui en firent, en 1797, un établissement « de plaisirs », c’est-à-dire de danses et de jeux comme il en fleurissait dans le Paris de l’époque. L’endroit, empruntant leur nom aux Champs-Élysées voisins, fut commercialement rebaptisé « Élysée-Bourbon » et eut le succès escompté auprès de la bonne société. La même année, la duchesse fut arrêtée puis expulsée vers l’Espagne par un Directoire soudain désireux de faire place nette des derniers représentants de la famille royale. Considérant l’Élysée-Bourbon comme bien national, le régime le vendit à un sieur Rougevin, lequel en concéda l’exploitation à quelques négociants associés, au nombre desquels figurait Hovyn qui se plaisait dans son nouveau métier de tavernier de luxe. Pourtant, et bien qu’il usât de tous les moyens commerciaux imaginables et de toutes sortes d’attractions, ni le nombre de jeunes femmes seules qu’on y trouvait ni les services offerts en chambres privées ne parvinrent à rendre l’entreprise suffisamment rentable. L’Élysée, rebaptisé du nom commercial de « Hameau de Chantilly », fut alors envahi par toujours plus d’activités propres à attirer une clientèle disparate. On ouvrit sur l’avenue Marigny une boucherie, un débit de tabac, une mercerie et une friterie, pendant que les pièces du corps principal étaient découpées et aménagées en une quinzaine d’« appartements à louer bourgeoisement ». Rien n’y fit. Le vieil Élysée et son activité de lieu de plaisirs étaient passés de mode et l’affaire périclitait toujours plus lorsque, en 1805, se présenta un acquéreur qui, peut-être, crut avoir trouvé là une résidence à la hauteur de sa dignité fraîchement conquise. Fils d’un aubergiste de Cahors, tout droit issu de cette nouvelle et riche noblesse improvisée, il s’appelait Joachim Murat, maréchal de France et prince d’Empire, époux de Caroline Bonaparte et, donc, beau-frère de Napoléon Ier.

De nombreux et dispendieux travaux étaient nécessaires pour rendre à l’hôtel une allure princière, d’autant que l’Empereur, qui avait en personne financé l’acquisition, attendait de Murat qu’il y organisât de grandes et belles fêtes. Outre qu’on débarrassa rapidement les lieux de tous leurs locataires et boutiquiers, il revenait aux architectes la tâche d’aménager, notamment, une nouvelle et grande salle de bal : c’est notre actuel salon Murat, où se réunit chaque mercredi le Conseil des ministres. Ces modifications nécessitèrent de sacrifier l’escalier d’honneur et de concevoir celui que nous connaissons aujourd’hui, desservi depuis le vestibule d’entrée, immédiatement à gauche.

À l’évidence, l’endroit plaisait de plus en plus à Napoléon, qui appréciait les fêtes mondaines de l’Élysée autant que les rendez-vous plus discrets et galants que sa sœur lui permettait d’y organiser. Celle-ci enrageait cependant de voir l’Empereur distribuer les royaumes de Naples et de Hollande à leurs frères Joseph et Louis sans que pareil honneur ne lui profitât. Napoléon lui donna en quelque sorte satisfaction en faisant le maréchal Murat roi de Naples, prétexte à lui confisquer tous ses biens au bénéfice de la Couronne… Par cette manœuvre, l’Empereur put mettre la main en propre sur cet hôtel qui avait sa préférence, le rebaptisa « Élysée-Napoléon » et s’y installa fin 1808.

Dans cet hôtel devenu palais et qu’il considérait comme sa « maison de santé », il tentait parfois de passer deux ou trois jours loin du protocole des Tuileries (qui restait la résidence officielle de l’Empereur), se promenant seul dans le parc ou recevant avec toute la liberté de mœurs qu’il avait toujours connue dans cet endroit. Il en appréciait surtout les appartements de l’aile latérale, en rez-de-chaussée donnant de plain-pied sur les jardins, laissant volontiers sa première puis sa seconde épouse occuper le premier étage du corps de logis central, le petit roi de Rome se voyant réserver le second étage sous comble.

Mais c’était encore aux beaux jours de l’Empire. Après la désastreuse campagne de Russie, Louis XVIII, installé aux Tuileries, ne tarda pas à recevoir une requête aussi étonnante que gênante : Bathilde, la vieille duchesse de Bourbon, souhaitait récupérer son bien. Le roi, qui n’avait pas oublié les « positionnements » politiques — comme on dirait aujourd’hui — par trop opportunistes de l’ex-citoyenne Vérité et de son frère Philippe Égalité, prétexta qu’elle n’aurait pas les moyens de son entretien et lui proposa, en échange, un hôtel plus modeste situé rive gauche, dans la rue de Varenne : l’hôtel de Valentinois, que nous connaissons mieux aujourd’hui sous son plus ancien nom d’hôtel… de Matignon. Le projet connut cependant un contretemps puisque Napoléon s’évadait de son exil à l’île d’Elbe et reprenait le pouvoir en mars 1815.

Pour une centaine de jours seulement. Au retour de sa défaite de Waterloo, et jugeant inopportun de regagner les Tuileries, c’est à l’Élysée qu’il vécut les dernières et pénibles journées de tergiversations des 21 et 22 juin 1815. Négociations ou bras de fer ? Abdication ou dictature temporaire ? Séduction ou force ? Le soutien et la ferveur populaires qui sourdaient alors dans le faubourg Saint-Honoré ont fait écrire à Louis Madelin : « Ce sera bien la seule fois dans l’histoire qu’on verra une foule s’ameuter autour du palais d’un souverain, non pas pour l’en chasser, mais pour l’y maintenir. » Finalement, c’est dans le salon d’Argent que, le 22 juin, l’Empereur deux fois déchu signa son abdication avant le départ pour Malmaison, puis l’Angleterre, puis enfin Sainte-Hélène.

L’hôtel put alors faire retour au patrimoine national en vertu de l’accord passé précédemment avec la duchesse de Bourbon et Louis XVIII l’affecta à l’habitation de son neveu, le duc de Berry, troisième héritier du trône. Celui-ci mourut assassiné en février 1820 et l’Élysée-Bourbon redevint la résidence ponctuelle des souverains hôtes de la France.

C’était encore son usage lorsque la révolution de 1848 mit un terme à la Monarchie de Juillet, chassa Louis-Philippe et permit l’instauration d’une Deuxième République. Celle-ci devait donner à notre vieil hôtel d’Évreux une nouvelle naissance.

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