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La valeur de l’ancien

12 décembre 2008 :
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anniversaire de l’Élysée présidentiel
Le rituel bien réglé de l’investiture
L’exercice difficile du portrait officiel
Les slogans électoraux : nouvelle tendance
L’utopie de la VIe République :
-- entre fantasmes et nostalgies

Faisons de l’Élysée
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un « musée de la République »
Le véhicule présidentiel :
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« si t’as pas la marque… »

 

La valeur de l'ancien

Le délicat et raffiné hôtel du comte d’Évreux est devenu, par la force des choses, un vaste complexe de bureaux. Il reste encore, par bien des aspects, une très belle vitrine du bon goût français de l’Ancien Régime et de l’Empire, ce qui, pour autant, n’en fait pas un ensemble de qualité pour l’usage qui est désormais le sien. Aujourd’hui, les bureaux sont éclatés et mal répartis dans des locaux inadaptés à l’importance de la charge présidentielle et aux méthodes de travail modernes.

De salons de prestige où la noblesse du XVIIIe siècle se mettait en scène et paradait en représentation, la République s’échine à vouloir faire des bureaux tertiaires de direction, acrobatie qui n’est pas allé sans entraîner, d’abord, des conséquences dommageables au travail des services et, finalement, porter préjudice à la fonction elle-même.

L’ancienneté des lieux, le poids de l’histoire, la solennité de l’institution participent à entretenir ici une atmosphère feutrée et pour tout dire compassée. On est dans un écrin moelleux où toutes les nuisances extérieures ne peuvent parvenir que de façon très temporisée, où tous les bruits sont assourdis, depuis ceux de l’agitation urbaine environnante jusqu’à ceux du parquet grinçant sous les pas dans une plainte étouffée par d’épais tapis. Seul trouble sonore : dans chaque salon, un tic-tac différent : il y a dans tout le palais presque autant de pendules et cartels sur les cheminées que de jours dans l’année.

Bref, on est chez grand-mère ! Et, pour tout dire, on s’y ennuie. Car il en va des palais républicains comme des résidences royales qu’évoque Flaubert quand il écrit, dans L’Éducation sentimentale, qu’elles « ont en elles une mélancolie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties éternelles, l’éternelle misère de tout ; et cette exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtes naïves ». Comme Rosanette dans ce Fontainebleau flaubertien, on bâille à l’Élysée, on s’affaisse, on se tasse, on vieillit. Seule la vigilante présence des gardes républicains et leur rigidité toute militaire tient éveillé, mais tout incite à ne pas élever la voix ni à appuyer le talon.

Qui peut bien vivre ici et y travailler quotidiennement ?

Poids de l’histoire et complexe carcéral

À chacune des allocutions présidentielles telles qu’elles nous sont retransmises par la télévision depuis 1959 et au premier rang desquelles se place la plus rituelle de toutes, celle des vœux du 31 décembre, le générique nous donne à voir une image presque invariable : en plan fixe, plus ou moins serré, ou avec un effet de travelling, apparaît le palais de l’Élysée.

C’est que l’image de ce palais du pouvoir suprême ainsi utilisée veut autant forcer le respect que capter l’attention. La dimension solennelle y est omniprésente et prépare le téléspectateur à la grandeur du message qui va suivre.

Or il faut bien être conscient que l’hôte des lieux lui-même est écrasé par le poids de l’édifice et de tout ce qu’il signifie, et que ce sentiment que nous n’avons qu’occasionnellement l’opportunité d’éprouver par le moyen d’une image sur un écran de télévision, le président de la République, lui, le connaît chaque jour et en permanence.

L’édifice sera bientôt vieux de trois siècles d’une histoire cahotante dont la seule affectation républicaine, qui en est déjà pour moitié, suffit à en imposer. Parmi ceux qui ont bien voulu en témoigner sans pudeur, Valéry Giscard d’Estaing a confié son ressenti dans les murs de l’Élysée : « Je pense souvent aux événements tourmentés qui s’y sont succédé, et qui ont laissé derrière eux un dépôt d’ombres inquiètes. L’Élysée n’est pas une maison du bonheur. Il y a contraste entre la lumière éclatante qui entre l’été par ses portes-fenêtres, et la perception diffuse d’une insécurité, d’une menace qui rôde, et qui met en alerte notre sixième sens, le sens du danger. […] Je le ressens comme étant un lieu de drames, de changements violents, d’instabilité, voire même de situations grotesques. J’aurais été plus à l’aise dans une maison calme, sécurisante, comme on peut en voir au centre des villes de province. » (Le Pouvoir et la vie - III. Choisir, Paris, Compagnie 12, 2006, pp. 74 et 76.)

Oui mais voilà : le président de la République n’est pas un médecin ou un notaire de province. Il est le chef de l’État et, à ce titre, reste prisonnier de sa charge autant que de son palais. C’est du moins ainsi qu’il le vit et bien souvent ainsi qu’il en parle.

On sait que le pouvoir sépare, éloigne, isole, enferme. Surtout, il change celui qui l’exerce. Mais le lieu, quel qu’il soit, où s’exerce le pouvoir et où se tient parfois sa résidence peut participer grandement et de façon physique à l’isolement politique ou moral dont souffre déjà son occupant. En la matière, il semble bien qu’un édifice comme l’Élysée contribue de façon dramatique à entretenir le malaise carcéral. Presque tous les présidents depuis 1848 en ont souffert et témoigné, à l’exception, peut-être, de François Mitterrand qui, sans doute en raison de sa grande liberté conquise sur les contraintes protocolaires et sécuritaires pour des raisons qui lui étaient toute personnelles, semble s’être donné les moyens de vivre l’exercice avec une certaine sérénité.

Il n’en reste pas moins que, comme environnement de travail quotidien, ce vieil hôtel Régence, archaïque et compassé, n’est pas propre à faciliter à son occupant captif une intuition clairvoyante des réalités contemporaines.

Le salon Pompadour

Dans l’autre sens, et c’est plus grave, la discordance de ce palais du pouvoir suprême, dans tout ce qu’il a de désuet et de suranné par rapport à notre époque, conduit à percevoir son occupant comme lui-même en discordance avec son pays et les Français. L’Élysée, comme cadre physique de l’exercice de ce pouvoir, participe de façon effective à l’aura du président et à la réception de son action par les citoyens. Il est évident que ceux-ci, aujourd’hui, ne peuvent aisément se reconnaître dans une institution présidentielle siégeant dans un édifice de cette nature. Il y a là, nous semble-t-il, un contraste, un décalage même, d’autant plus perceptible et identifiable qu’il est visible à l’œil nu et qui participe certainement à la très actuelle « crise de la représentation » que l’on déplore entre les différentes composantes de la nation et ses élites gouvernantes.

Avec le temps, notre société a évolué, tout comme le regard que celle-ci porte sur l’exercice des responsabilités politiques au plus haut niveau, rendant aujourd’hui la présidence de la République en plus parfait décalage avec son époque. Mais la conséquence la plus patente de l’anachronisme entretenu par l’attachement à l’Élysée est une inadéquation entre les espaces du palais et la fonction de bureaux à laquelle on veut les affecter.

Des bureaux, vraiment ?

Nous avons décrit [→ Un hôtel d’Évreux atypique] les dispositions classiques qui, au début du XVIIIe siècle, devaient être celles d’un hôtel de la noblesse. Près de trois siècles plus tard, l’appartement dit « de parade », au rez-de-chaussée, reste un lieu de réceptions et de solennités et seul le salon Murat, postérieur, sert ponctuellement mais régulièrement d’espace de travail puisqu’il accueille, chaque mercredi matin, le Conseil des ministres.

À l’étage, l’appartement dit « de société », à l’origine destiné aux proches et à la famille, est aujourd’hui celui qui a connu le plus grand bouleversement en faisant l’objet d’un changement d’affectation lors de l’avènement de la Cinquième République : d’appartement pour les hôtes princiers de la France, le général de Gaulle en a fait des bureaux, à commencer par le sien.

Quant à l’appartement dit « de commodité », il reste, aujourd’hui encore, l’espace privatif du président de la République, en quelque sorte son logement de fonction [→ Le logement de fonction du président].

 

Mais pour en finir avec ce tour du « propriétaire » dans les bureaux aménagés bon an mal an à l’Élysée, il faudrait dire un dernier mot de ces appartements… qui n’en sont pas. Ce sont ces logis, d’origine ou surajoutés par la suite, qui abritaient domestiques, écuries, cuisines et remises, et qui sont, aujourd’hui, reconvertis et aménagés en espaces de bureaux pour la plus grande partie des collaborateurs du président [→ Le président de la République : combien de divisions ?]. Car, d’un côté, seuls les quatre ou cinq plus proches d’entre eux — secrétaire général, directeur de cabinet, etc. — sont logés au premier étage du corps central, à l’enseigne d’un style Louis XV et Napoléon III bien peu propice au travail moderne en raison du poids psychologique qu’il fait peser et du manque de fonctionnalisme qu’il induit. D’un autre côté, les différents conseillers et chargés de mission sont, quant à eux, enfermés dans des sortes de cellules tout aussi anciennes, à la fois dépourvues de décoration d’apparat et plus inconfortables encore, qui leur tiennent lieu de bureaux. Dans tous les cas, l’hôtel d’Évreux ne peut procurer à ses occupants la commodité et l’adaptabilité qu’ils seraient en droit d’attendre pour se consacrer à leurs tâches quotidiennes.

Faut-il faire du neuf avec du vieux ?

À titre de solution aux problèmes fonctionnels de l’Élysée, on pourrait, certes, plaider en faveur d’un réaménagement ou d’une redistribution des espaces dans le sens d’une meilleure adéquation à leur affectation contemporaine. C’est peut-être dans cet esprit que le président Sarkozy a commandé un audit du palais à la Direction de l’architecture et du patrimoine à la fin de l’année 2007. On pourrait aussi en appeler à une extension, toujours possible, de la présidence sur son environnement géographique immédiat. Certains ont imaginé l’acquisition de tous les hôtels voisins de la rue de l’Élysée afin de compléter le dispositif déjà réalisé (qui comprend déjà actuellement les numéros 2, 4 et 14) et ainsi faire de cette voie une cité présidentielle. Là encore, telle est peut-être l’intention de la nouvelle présidence qui, depuis l’été 2007, loue un quatrième hôtel dans cette rue.

Georges Poisson va jusqu’à suggérer de « se préoccuper des immeubles faisant face au palais, rue du Faubourg-Saint-Honoré » (L’Histoire de l’Élysée, Paris, Perrin, 1979, 3e éd. revue, augmentée et mise à jour, 1997, p. 411). « Se préoccuper » doit s’entendre ici comme synonyme d’« abattre », car cet historien souhaiterait voir enfin réaliser le projet du Second Empire qui prévoyait l’aménagement d’une grande « place demi-circulaire qui donnerait au palais le dégagement nécessaire ; cadre pour les prises d’armes et parades militaires, comme devant tous les châteaux royaux, entouré d’un ensemble architectural qui fournirait des locaux supplémentaires [pour les services] ». Mais voilà, l’auteur oublie que nous sommes, d’une part, en France, où il n’est plus question de château royal, et, d’autre part, au XXIe siècle, époque qui n’est plus, dans une république moderne, aux grandes parades et autres carrousels, lesquels ne se rencontrent plus guère aujourd’hui qu’en Corée du Nord ou à Monaco.

« Quel président s’attaquera à ce problème, qui n’est pas seulement somptuaire ? » questionne encore G. Poisson. La réponse est évidente : aucun et jamais plus. Car, si le problème pratique auquel il fait allusion, à savoir l’extension des espaces de bureaux, se posera toujours et presque indéfiniment malgré les rachats successifs et répétés d’hôtels voisins, restaurés et aménagés à grands frais jusqu’à posséder tout le VIIIe arrondissement si nécessaire, le fond du problème, lui, restera malgré tout, et même augmentera au rythme des mètres carrés gagnés. Outre le manque de rationalité dans les dépenses que cette non-solution engendrerait, rien n’aurait été fait en faveur de la cohérence architecturale de l’ensemble et de l’efficacité dans le fonctionnement des services. Mieux, ou pire : la pièce maîtresse de ce vaste ensemble présidentiel resterait l’Élysée lui-même, que tout incite aujourd’hui à voir comme en totale incohérence et discordance avec notre époque.

Il semble aujourd’hui préférable et plus que jamais opportun d’envisager de « délivrer » l’Élysée en allant jusqu’à transférer franchement la présidence en un autre lieu.

→ Lire la suite : Changer pour quelle modernité ?